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Entretien avec Rafael Zegarra-Parodi

2020/11/03

Propos recueillis par L’Institut d’Enseignement de l’Ostéopathie du Québec

Parlez-nous de vous. Qui êtes-vous? Que faites-vous? Quel est votre parcours?

R. Z-P : Merci tout d’abord pour cet entretien et de me donner ainsi l’opportunité de partager avec vous mes différentes expériences professionnelles. Je suis ostéopathe, j’exerce en libéral à Paris depuis 1999, et je suis également formateur en ostéopathie et chercheur (h-index: 5). Je suis péruvien et français, et cette double culture m’a progressivement amené à percevoir ma profession sous les différents aspects qu’elle propose aux patients depuis son origine.

Il y a bien évidemment une imprégnation occidentale de nos principes et pratiques qui reposent désormais sur l’evidence-based practice (EBP), car c’est actuellement le meilleur outil disponible pour une prise en charge optimale de nos patients. C’est pour mieux orienter ma pratique clinique que je me suis intéressé à comment développer l’un des trois piliers de l’EBP, les meilleurs niveaux de preuves scientifiques disponibles, et c’est ainsi que j’ai commencé à publier des articles scientifiques, puis à présenter nos travaux dans différents congrès professionnels et scientifiques. Cela m’a conduit à créer puis structurer le département recherche du CEESO Paris, à devenir chercheur à temps plein à l’A.T. Still Research Institute à Kirksville aux États-Unis, à être responsable des mémoires de fin d’études au sein de l’University College of Osteopathy à Londres. Enfin, je suis actuellement éditeur associé de l’International Journal of Osteopathic Medicine et membre du conseil d’administration de la fondation de recherche à but non lucratif COME Collaboration.

Il existe également en ostéopathie un héritage issu des médecines traditionnelles que l’on retrouve dans nos principes et nos pratiques actuels, et que nous avons décrit dans un article publié l’année dernière (Zegarra-Parodi et al., 2019a). En effet, l’observation des principes des soins traditionnels amérindiens ont, avec d’autres traditions de soins, probablement influencé A.T. Still, fondateur de l’ostéopathie, dans son interprétation de concepts tels que la santé et la maladie, ainsi que l’approche thérapeutique individualisée de chaque personne qui prend en compte son interaction avec son environnement.

Mon chemin personnel m’a amené vers les médecines traditionnelles amérindiennes en rencontrant et travaillant avec des hommes et femmes-médecine Lakota, une tribu amérindienne d’Amérique du Nord ; ainsi qu’avec des curanderos Shipibos, une tribu de l’Amazonie péruvienne. Cet héritage traditionnel existe encore de nos jours, notamment au travers de l’application du principe ostéopathique « body-mind-spirit » (Rogers et al., 2002). Contrairement à l’approche occidentale analytique, cette approche traditionnelle en ostéopathie est intuitive et demeure assez mal perçue non seulement par la communauté scientifique, mais également par une partie grandissante de la profession qui souhaite, à juste titre, s’intégrer durablement dans le paysage de la santé publique. Il y a cependant de nouvelles perspectives car il existe depuis peu de nouveaux modèles scientifiques, notamment sur les neurosciences des perceptions. À mon sens, ces derniers nous permettraient de revisiter certaines pratiques en ostéopathie afin de mieux les décrire et les évaluer pour optimiser leur utilisation en pratique clinique. En rendant ainsi « visible » ce qui est encore « invisible » aujourd’hui grâce à la science, cela nous permettrait de conserver l’intégralité de ces approches au sein du patrimoine ostéopathique qui nous a été légué et qui, surtout, est plébiscité par nos patients. Cela constitue désormais l’essentiel de mon travail actuel en tant que formateur et chercheur : utiliser la science pour décrire et comprendre les concepts et les pratiques d’hier en ostéopathie, afin de pouvoir les évaluer et les améliorer aujourd’hui, pour continuer à les utiliser demain au sein d’une approche individualisée et centrée sur la personne.

En tant qu’ostéopathe, mes centres d’intérêts ont ainsi évolué au fil du temps, avec une approche sur le « body » centrée sur la recherche de dysfonctions somatiques à manipuler ; puis une approche « body-mind » qui va aussi inclure l’interprétation que chaque personne donne à ses symptômes physiques ; et enfin sur le « body-mind-spirit » qui peut ajouter une interprétation supplémentaire sur le sens et la finalité que chaque personne donne à ses actions (Zegarra-Parodi et al., 2019b). Cette flexibilité depuis l’obtention de mon diplôme m’a permis de mieux m’adapter aux demandes spécifiques de chaque patient : que ce soit au sein de l’alliance thérapeutique (la relation patient-praticien tout au long de la consultation d’ostéopathie) ou sur le choix des techniques ostéopathiques, qu’elles soient issues d’un paradigme proprioceptif (techniques manuelles avec induction de mouvement) ou d’un paradigme intéroceptif (techniques manuelles avec un toucher léger et constant sans induction de mouvement). Car ce ne sont pas les mêmes réseaux neuronaux qui sont impliqués et associés aux réponses non-spécifiques du toucher. À ce jour, l’ostéopathie est la seule profession dans les thérapies manuelles à promouvoir explicitement cette approche « body-mind-spirit » et donc à pouvoir proposer ces différents types de prise en charge aux patients, dans un cadre occidental rationnel et scientifique.

 

Vos dernières recherches en ostéopathie se sont déroulées en Amérique du Nord, pouvez-vous nous en dire plus?

R. Z-P : Je dois vous avouer que Montréal est une ville qui est désormais chère à mon cœur car c’est à l’été 2010, lors du 13e Congrès Mondial sur la Douleur, que j’ai eu l’opportunité de rencontrer et d’échanger avec Dr Brian Degenhardt, DO, le Directeur de l’A.T. Still Research Institute à Kirksville aux États-Unis qui est l’un des principaux centres de recherche en ostéopathie. Il m’a simplement demandé de lui envoyer un courriel si jamais j’étais intéressé de venir travailler avec eux et de pouvoir bénéficier de leurs infrastructures incomparables dans ce domaine. Un courriel et quelques péripéties plus tard, j’ai donc eu cette fabuleuse opportunité d’occuper un poste de Research Assistant Professor pendant 2 années à temps plein, au sein de la première école d’ostéopathie créée par A.T. Still lui-même en 1892. Ce campus est vraiment unique au monde car en plus de l’université dédiée aux étudiants, il y a donc l’A.T. Still Research Institute ainsi que le Musée de l’Ostéopathie dédié à l’ensemble de la profession.

Mon principal programme de recherche consistait à revisiter, avec la technologie actuelle, une partie des travaux physiologiques du Pr Irvin Korr en lien avec les techniques ostéopathiques, notamment sur les variations post-manipulatives du flux sanguin cutané. Ce travail a commencé par une revue de la littérature sur l’utilisation du « laser Doppler flowmetry » (LDF) en médecine manuelle, avec une mise à jour des connaissances sur la physiologie du système sympathique et son rôle sur la circulation sanguine cutanée. En effet, dans un environnement calme et à température constante, la circulation sanguine cutanée est régulée par des mécanismes endothéliaux dans lesquels le système sympathique cutané n’intervient pas. Les thérapeutes manuels en général, et les ostéopathes en particulier, faisaient probablement une erreur d’interprétation sur les réponses physiologiques post-manipulatives qu’ils attribuaient à tort aux manipulations vertébrales, car nous avons montré que le système sympathique cutané n’est pas un marqueur approprié de l’activité sympathique générale (Zegarra-Parodi et al., 2014). C’est en revanche un excellent marqueur indirect et non-invasif d’une activité physiologique locale. Par la suite, nous avons proposé 14 recommandations pour une utilisation optimale du LDF pour la recherche dans les thérapies manuelles, avec notamment l’utilisation d’un test de réactivité afin de pouvoir ensuite comparer son amplitude déjà connue avec celle associée aux manipulations vertébrales, ce qui n’avait jamais été fait auparavant (Zegarra-Parodi et al., 2015). Comme toujours dans la recherche scientifique, l’acquisition de nouvelles connaissances vient remettre en question les modèles utilisés. Et si ceux proposés par Pr Irvin Korr à son époque s’avèrent désormais dépassés au regard de nos connaissances d’aujourd’hui, ils ont joué un rôle majeur dans le processus de reconnaissance de l’ostéopathie aux États-Unis. Afin de s’intégrer dans le système de santé, une profession doit en effet être en capacité de développer ses propres éléments de recherche, afin de pouvoir améliorer l’ensemble de ses pratiques professionnelles et de collaborer harmonieusement avec les autres professions de santé en utilisant un langage commun.

Est ensuite venu mon principal travail de recherche effectué aux États-Unis qui a profondément remis en question l’ensemble de mes modèles de pratique (Zegarra-Parodi et al., 2016). Dans cette étude physiologique de type cross-over (n=32), nous avons comparé les variations du flux sanguin bilatéralement sur les membres supérieurs après 4 interventions effectuées 4 jours consécutifs : contrôle (pas de toucher) et application d’une technique de mobilisation articulaire sur la jonction cervico-thoracique appliquée avec 3 différents niveaux de pression (5%, 40% et 80% du seuil de pression déclenchant la douleur). Nos résultats ont montré que suite à une stimulation mécanique unilatérale, non douloureuse, des tissus para-vertébraux, telle qu’elle peut être utilisée dans certaines techniques ostéopathiques, les variations physiologiques étaient bilatérales et symétriques, et que la pression de palpation n’avait que peu d’influence sur ces variations. En clair, bien que l’action manuelle soit spécifique, elle est associée à une réponse physiologique non spécifique et qui se produit dès lors que l’on touche son patient! J’étais donc allé au bout de ces modèles de pratiques en ostéopathie liés au concept de la dysfonction somatique, et je me suis alors tourné vers d’autres modèles que des ostéopathes avaient déjà développés et intégrés dans la pratique de la profession, notamment avec l’approche biopsychosociale des symptômes musculo-squelettiques.

 

En quoi ces travaux ont eu un impact sur votre pratique et votre vision de l’ostéopathie?

R. Z-P : De nombreuses autres publications dans les thérapies manuelles, que ce soit dans le domaine de la physiologie ou des études cliniques, sont ensuite venues renforcer ce que j’avais pu observer : à savoir que les effets spécifiques des techniques manuelles étaient bien évidemment fondamentaux, car les patients viennent voir des ostéopathes pour recevoir un traitement manuel ; mais, qu’au final, ces effets ne semblaient pas être les principaux contributeurs de l’amélioration générale constatée en pratique clinique. Il y avait selon moi un besoin de dézoomer un instant sur tout ce qui peut se passer entre deux personnes lors d’une consultation d’ostéopathie, entre un ostéopathe et son patient dans un cabinet, autre que le traitement manuel, afin de pouvoir commencer à décrire explicitement ce que l’on appelle les effets non spécifiques de toute thérapeutique et qui jouent probablement un rôle majeur dans les thérapies complémentaires telles que l’ostéopathie. Les explications se trouvent ainsi très probablement ailleurs que dans la simple performance technique manuelle, et plus sûrement dans la perception et l’interprétation des symptômes par chaque personne et sur la place et le rôle de l’ostéopathe au sein de l’alliance thérapeutique. Le domaine des neurosciences de la douleur appliqué à la thérapie manuelle m’a incontestablement apporté un certain nombre de réponses sur les modèles de pratique en ostéopathie qui sont désormais à privilégier. Ce domaine permet de mieux comprendre et améliorer les effets d’un traitement ostéopathique, en analysant notamment les effets induits par une alliance thérapeutique lors d’une approche centrée sur le patient tels qu’ils sont déjà décrits par d’autres thérapeutes manuels (par exemple les effets contextuels, d’attente ou de conditionnement).

De retour en Europe, j’ai pu rencontrer et continuer à travailler avec des consoeurs et des confrères qui partagent cette même démarche d’esprit critique et de collaboration interdisciplinaire au sein de la fondation à but non lucratif COME Collaboration, en y intégrant son conseil d’administration dès sa création en 2014. L’ostéopathie a en effet beaucoup plus à proposer aux patients que de simples combinaisons de techniques manuelles, qui existent déjà par ailleurs. Il nous semble toutefois que c’est aux ostéopathes et à eux seuls de pouvoir développer de nouveaux modèles de pratiques appuyés par la science, comme nous l’avons expliqué dans un éditorial publié en début d’année : « Models and theoretical frameworks for osteopathic care – A critical view and call for updates and research » (Esteves et al., 2020).

 

Au Québec, l’enseignement et la pratique du viscéral et du crânien en ostéopathie sont potentiellement remis en question. Qu’en pensez-vous? Quelle serait selon vous les clés pour avoir la formation « idéale » en ostéopathie?

R. Z-P : De nombreux ostéopathes se rapprochent, consciemment ou non, d’une forme de pratique recentrée autour d’une prise en charge neuro-musculo-squelettique reposant sur l’EBP. Ceci est absolument indispensable, mais m’interpelle tout à la fois car ce type d’approche neuro-musculo-squelettique fondée sur les preuves ne gravitant qu’autour du modèle biopsychosocial existe déjà dans l’offre de soins : cela reprend l’exacte définition de l’ « Orthopaedic Manual Physical Therapy » (OMPT)! Ceci, de facto, éloigne certaines techniques ostéopathiques de notre patrimoine commun car elles ne reposent plus sur des modèles de pratique en accord avec la science d’aujourd’hui. Comme indiqué précédemment, certains ostéopathes sont désormais clairement engagés dans une démarche de réflexion critique sur de nouveaux modèles de pratique plus appropriés pour notre profession. Il nous avait ainsi semblé curieux qu’en France ce soient d’autres professionnels, en l’occurrence des masseurs-kinésithérapeuthes français (équivalent des physiothérapeutes au Québec) missionnés par leur Ordre, qui réalisent des revues systématiques sur les pratiques crâniennes (Guillaud et al., 2016) puis viscérales (Guillaud et al., 2018) en ostéopathie. Encore plus curieux à mon sens, fut l’absence de réactions de la part des ostéopathes français suite à cette publication ayant amené le Conseil National de l’Ordre des Masseurs-Kinésithérapeutes à déclarer l’ostéopathie crânienne comme une dérive thérapeutique du fait de l’absence de preuves scientifiques (Avis – CNO N°2016-01) ! Sauf à croire que nous n’évoluons pas dans le même environnement médico-social, je ne vois pas bien comment les ostéopathes en France, tôt ou tard, ne seront pas impactés également par ce type de publications? J’avais alors publié avec Dr Francesco Cerritelli, ostéopathe et Docteur en neurosciences, président de la fondation à but non lucratif COME Collaboration, un éditorial en guise d’analyse critique de cette revue de littérature sur l’ostéopathie crânienne qui avait abouti à des conclusions qui étaient déjà écrites d’avance (Zegarra-Parodi and Cerritelli, 2016). Il nous apparaissait fondamental de bien distinguer la partie académique qui a effectivement besoin de revisiter les modèles de pratique qui ne sont plus en phase avec la science d’aujourd’hui. À ce titre, savez-vous par exemple que les théories de la mobilité des os du crâne et de la fluctuation du liquide céphalo-rachidien ont été proposées la première fois par Emmanuel Swedenborg dans son livre De Cerebro publié en 1744, avant d’être reprises par W.G. Sutherland (Jordan, 2009)? C’est bien évidemment intenable de continuer à enseigner ces modèles car nous sommes désormais clairement dans le domaine des croyances personnelles et plus du tout dans la science. Pour autant, on ne peut pas écarter tout aussi facilement et rapidement l’ensemble des pratiques en ostéopathie crânienne dont certaines ont déjà fait l’objet d’évaluations cliniques telles les études effectuées en néonatologie qui ont démontré par exemple une diminution du temps d’hospitalisation des nouveaux-nés placés en soins intensifs.

Plus encore pour l’ostéopathie crânienne et viscérale, nous avons donc besoin de rigueur et d’honnêteté intellectuelle dans notre monde académique afin de bien distinguer ce qui doit être absolument révisé, comme les modèles d’enseignement, mais également conserver des pratiques qui ont démontré leur efficacité et leur innocuité sur des groupes de patients identifiés. En effet, il ne devrait pas y avoir comme je peux malheureusement le constater parfois, de confusion en science et scientisme. La science que l’on m’a appris à utiliser et à créer est faite pour contraster différentes informations parfois contradictoires afin de sélectionner les plus utiles dans ma pratique d’ostéopathe. Ce n’est pas du tout la science qui va trancher entre le « bon » et le « mauvais » et qui in fine va exclure, mais plutôt la science qui aide à choisir les meilleures options disponibles, qui favorise ainsi la réflexion critique et le progrès individuel et collectif. À cet égard, une partie de notre travail pour la formation continue des ostéopathes au sein de BMS Formation consiste à revisiter justement ces techniques crâniennes et viscérales en utilisant des modèles sur les neurosciences des perceptions issus de l’observation des médecines traditionnelles, telle qu’A.T. Still a pu les observer également auprès des Shawnee, et que j’ai pu moi-même observer auprès des Lakota et des Shipibos. Il existe selon nous des modèles scientifiques qui sont désormais beaucoup plus appropriés pour parler aujourd’hui des mêmes phénomènes cliniques associés à la palpation, mais qui se basent sur des modifications transitoires de l’intégration multisensorielle (intégration des données intéroceptives, extéroceptives et proprioceptives) et font appel à des approches manuelles intéroceptives telles qu’elles sont utilisées pour des techniques crâniennes, viscérales et myofasciales, avec un toucher léger et constant qui n’induit pas de mouvements (Zegarra-Parodi et al., 2019a).

Pour ce qui est de l’enseignement idéal, je reste imprégné de cette culture nord-américaine de tolérance et de respect envers les minorités, que j’ai pu découvrir et apprécier pendant mes deux années à l’A.T. Still Research Institute. Il m’apparaît donc impensable que certaines idées et approches en ostéopathie, que je les partage ou pas, ne puissent plus continuer à coexister. Il est donc fondamental de former les futurs professionnels à la pensée critique le plus tôt possible dans leurs études. Souvent, les étudiants n’étaient confrontés à la réflexion critique qu’en fin de cursus, quand ils devaient rédiger leur mémoire de fin d’études. C’était pour certains trop tard tellement certaines croyances pouvaient déjà être solidement ancrées et parfois difficiles à remettre en question. Le modèle d’enseignement que j’ai découvert quand j’ai travaillé à l’University College of Osteopathy à Londres était sur ce point d’une très grande qualité car les étudiants étaient confrontés, dès leur première année d’études, à la pensée critique avec par exemple des analyses d’articles donnant des points de vue divergents sur un même sujet à préparer puis à discuter en groupes. Créer un cadre professionnel pour confronter diverses idées et développer ainsi la flexibilité cognitive des étudiants dès le début des études me semble être une excellente option pour les préparer à ce que sera l’essentiel de leur pratique auprès de leurs patients : à savoir gérer l’incertitude clinique et prendre les meilleures décisions possibles à partir d’un flux phénoménal d’informations parfois contradictoires.

 

Quels sont vos conseils pour nos étudiants ostéopathes?

R. Z-P : En guise de clin d’œil sur la composante « spirit » du principe ostéopathique « body-mind-spirit », chaque étudiant en ostéopathie sera amené au cours de ses études ou de sa carrière professionnelle à s’interroger sur le sens et la finalité qu’il donne à sa profession. Les étudiants intègrent une école d’ostéopathie car ils peuvent percevoir/concevoir leur future profession dans un cadre pathogénique proposant différentes approches pour diminuer les douleurs neuro-musculo-squelettiques ; mais ils peuvent aussi percevoir/concevoir l’ostéopathie comme une approche salutogénique qui promeut et maintient un état de santé optimal. C’est en tout cas le chemin que j’ai fait et je ne considère pas ces approches comme opposées ou contradictoires car, comme le disait Voltaire : « L’art de la médecine consiste à distraire le malade pendant que la nature le guérit ». Ces approches font cependant appel à des compétences différentes et des champs de compétences qui ne sont pas encore clairement définis. C’est tout l’enjeu des années à venir et les futurs professionnels que vous formez auront ainsi à décider, en conscience, du futur de notre profession. Faute de vision claire et précise sur ce que l’ostéopathie est et n’est pas et sur ce qu’elle souhaite devenir, il existe un risque non négligeable de rentrer uniquement dans le cadre restreint d’une prise en charge des symptômes neuro-musculo-squelettiques.

Aux étudiants de l’IEOQ, je leur suggérerais ainsi de toujours rester curieux, de développer leur sens de l’analyse critique, de développer leurs propres méthodes pour mettre à jour les représentations de leur environnement afin de pouvoir appréhender l’ensemble des informations qu’ils vont recevoir/percevoir, car cela les aidera à optimiser la prise en charge thérapeutique de leurs patients. Sur le plan personnel, il est important également d’apprendre à parfois dépasser ses zones de confort, et de savoir en revenir avec un esprit plus ouvert et plus tolérant. Vos expériences personnelles vous permettront également d’apprendre sur vos interactions avec l’autre et de développer de nouvelles compétences culturelles qui pourront vous servir à mieux comprendre l’environnement spécifique de chacun de vos patients. Bien que l’enseignement de l’ostéopathie se dirige vers les sciences et l’université, nous travaillons sur l’humain, et cela appelle à la responsabilité et à l’humilité. Ne cessez ainsi jamais d’apprendre et de vous remettre en question car cela vous aidera à devenir un meilleur professionnel et une meilleure personne. Mon principal conseil aux étudiants de l’IEOQ sera donc « Always think outside the box! ». Tout comme les générations précédentes d’ostéopathes ont brillamment su le faire pour que l’on puisse obtenir ce que nous avons collectivement aujourd’hui, il faut prendre garde sur ce qui nous semble acquis car certains fondements semblent actuellement fragilisés.

 

Un dernier mot?

R. Z-P : A.T. Still disait dans son Autobiographie en 1897 : « Une nécessité absolue de révolution s’impose à nous aujourd’hui ; la nécessité de franchir une étape supplémentaire dans le traitement de la maladie. Les résultats obtenus nous ont satisfaits et, jour après jour, nous nous sommes laissés dominés par la forme, répétant ce que nous avons déjà fait. Les mains sont très en avance sur la pensée. » Je pense que l’ostéopathie aujourd’hui a besoin d’une révolution, c’est-à-dire, étymologiquement, de revenir au point de départ, mais avec de nouvelles perspectives que nous offrent désormais les neurosciences des perceptions. Je comprends, je partage et je milite pour un besoin de plus de science en ostéopathie afin de mieux l’intégrer dans notre environnement médicosocial ; mais je refuse le scientisme à tout va car les médecines traditionnelles issues de l’observation de la nature et des hommes peuvent également nous apporter de nouvelles perspectives d’évolution, d’autant plus qu’elles sont historiquement liées à A.T. Still et aux principes et pratiques qu’il a proposé et qui ont perduré jusqu’à nos jours. Ma Vision de l’ostéopathie se trouve à la croisée des approches modernes, occidentales, analytiques, et des approches traditionnelles et intuitives (Zegarra-Parodi et al., 2019a). Cette coexistence, qui tourne parfois à la cohabitation, est quelque chose d’unique actuellement dans le domaine des thérapies manuelles et il n’appartient qu’aux ostéopathes soit de le maintenir, soit de le scinder, car c’est une question qui se pose désormais ouvertement. Je pense personnellement qu’il s’agit d’une véritable richesse et mon parcours professionnel qui m’a conduit à explorer au plus près ces deux approches, à Kirksville et en Amazonie péruvienne, pour toujours revenir à Paris dans mon cabinet d’ostéopathie, peut en être le témoin.

Proposer aux ostéopathes d’aujourd’hui de nouvelles perspectives d’évolution dans leurs pratiques professionnelles pour améliorer l’offre de soins aux patients, en préservant tout simplement l’ensemble de notre héritage professionnel, nous apparaît comme un beau programme révolutionnaire?

 

Biographie

Rafael Zegarra-Parodi, français et péruvien, est ostéopathe depuis 1997 et exerce en libéral à Paris depuis 1999. Il est également enseignant et chercheur en ostéopathie, et transmet son savoir-faire dans différents centres de formation en ostéopathie en Europe et aux États-Unis. Rafael a notamment été chercheur à temps plein à l’A.T. Still Research Institute aux États-Unis, la première université d’ostéopathie créée en 1892, et a également été le responsable des mémoires de fin d’études au sein de l’University College of Osteopathy à Londres, la première université d’ostéopathie en Europe. Actuellement, il est rédacteur en chef adjoint de l’International Journal of Osteopathic Medicine et membre du conseil d’administration de la fondation de recherche à but non lucratif COME Collaboration.

En tant qu’ostéopathe, Rafael a développé une approche manuelle centrée sur les besoins spécifiques de chaque personne qui intègre les dernières connaissances issues des neurosciences de la douleur. Depuis 2019, il propose avec BMS Formation des formations continues aux ostéopathes afin de développer de nouvelles compétences professionnelles (alliance thérapeutique, diagnostic et techniques ostéopathiques) reposant sur le principe ostéopathique « body-mind-spirit », hérité des médecines traditionnelles, afin de favoriser une prise en charge intégrative et moderne des patients.

https://www.zegarra-parodi.com

https://www.bms-formation.com


Références

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Guillaud A, Darbois N, Monvoisin R, Pinsault N. Reliability of Diagnosis and Clinical Efficacy of Cranial Osteopathy: A Systematic Review. PLoS ONE 2016;11(12): e0167823.

Avis du Conseil National de l’Ordre des Masseurs-kinésithérapeutes des 23-24 mars 2016 relatif à l’ostéopathie crânienne. Accessible ici:  https://ordremk.fr/wp-content/uploads/2017/05/AVIS-CNO-n2016-01.pdf

Zegarra-Parodi R, Cerritelli F. The enigmatic case of cranial osteopathy: evidence versus clinical practice. Editorial. Int J Ost Med 2016;21:1-4.

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